Sujet : Il n'y a pas que la bière dans la vie !
Vous prendrez bien un peu de taurine ? Il paraît que c’est «énergisant», exactement ce qui nous manque pour attaquer la semaine. Pour ceux qui aurait séché les cours de chimie, la taurine est un acide aminé et aussi l’ingrédient de base d’une boisson que son inventeur autrichien tente de faire passer pour du carburant : le Red Bull. Le genre qui se boit avant d’aller en boîte, pour tenir sur le dance floor jusqu’à l’aube. Notre modeste objectif sera de tenir une journée au bureau sans boire de café, juste ce brevage à bulles et au goût de bonbec liquide. A 11h30, on a déjà descendu la deuxième cannette. C’est le maximum recommandé sur l’emballage : ce cocktail d’acides aminés et de caféïne (70 mg) n’est pas qu’une simple limonade.
Farce. Ça vous a peut-être échappé, mais jusqu’à très récemment, cet élixir avait un petit goût d’interdit : impossible de l’acheter en France car montré du doigt par les autorités sanitaires. On en trouvait en Belgique, aux Pays-Bas ou en Angleterre. On en rapportait pour ses copains, planqué au fond de son sac. Or, depuis le 1er avril, le Red Bull est en vente dans les stations services et supermarchés de France. La farce, c’est qu’il n’y a plus de taurine dedans, le fameux acide aminé qui lui a inspiré son nom - «taureau rouge» - et son logo. Pour passer nos frontières, la recette du Red Bull a donc été modifiée. Sauf que les pleines pages de pub qui ont accompagné sa conquête de l’Hexagone n’en parlent pas du tout. Une démarche peu transparente.
Pour y voir plus clair, nous avons donc testé les deux recettes. L’originale, avec de la taurine (0,4 %), rapportée d’Angleterre. Et sa nouvelle version, achetée en France et qui contient un autre acide aminé, l’arginine, au dosage plus faible (0,12 %). Même couleur, même goût. Et même emballage. Seule la composition inscrite sur la cannette a changé.
L’une porte-t-elle moins sur les nerfs que l’autre ? C’était le but du changement de formule. Les autorités sanitaires françaises ont en effet retoqué la recette originelle depuis 1996, considérant que son innocuité sur la santé n’était pas prouvée. Dans le collimateur du Conseil supérieur d’hygiène publique de France, puis du Comité scientifique de l’alimentation humaine : les teneurs de taurine et de D-glucuro-gamma-lactone. Mis à contribution, les chercheurs de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) soupçonnent une «toxicité rénale», des «effets neuro-comportementaux indésirables» et considèrent encore que «l’effet de la taurine sur la glande thyroïde mériterait d’être approfondi». Des rats de laboratoire auraient en effet réagi bizarrement, se mastiquant les membres jusqu’à l’automutilation, d’autres manifestant une certaine hyperactivité, ou une grande sensibilité au bruit, d’autres encore se mettant à faire des sauts, à attaquer ou à mâchonner de façon importante.
Dans ses avis, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) considère que cette boisson vendue comme «énergétique» et destinée «à soutenir l’activité physique et mentale en cas d’effort intense produit par des sujets ayant une activité nocturne de loisir ou pour des raisons professionnelles ainsi que des sportifs pendant et après un effort physique intense», n’en fait pas la démonstration. Pour des professionnels du marketing, les termes «énergétique» ou «énergisante» veulent dire quelque chose. Pas pour des scientifiques. Eux concluent plutôt que cette boisson est un excitant, et qu’elle n’est pas sans conséquences sur l’organisme.
Fantasmer. Que le Red Bull excite, chacun en convient. Mais certains, ne s’en contentant pas, le mélangent avec de la vodka, du champagne, ou de la bière. En cocktail alcoolisé, et même à moins de deux cannettes par jour, l’état nerveux et les réflexes s’en ressentent. Pas recommandé aux automobilistes et conducteurs de deux roues. «Il faut dire que son goût bizarre passe mieux noyé dans l’alcool», témoigne un ex-jeune qui en a pas mal bu. Le fabricant n’invite pas à mélanger son breuvage avec d’autres excitants. Mais il laisse les internautes fantasmer. Sur le Net, les bavardages autour du Red Bull assurent tout et n’importe quoi : il contiendrait du jus de couilles de taureau, serait aussi aphrodisiaque que l’ecstasy, se transformerait en amphétamines, etc. Le tout sent vaguement le souffre, ce qui plaît à la marque. La réalité est plus banale.
Lorsque l’on téléphone au numéro indiqué sur les encarts publicitaires, on tombe directement dans les locaux de l’entreprise, situés dans le IXe arrondissement de Paris. Impossible d’interviewer par téléphone la direction, tout passe par mails pour «laisser des traces». Dans ses réponses écrites, l’entreprise fait savoir que «Red Bull doit son succès à un produit efficace et fonctionnel», la taurine.
Sa boisson est vendue dans 144 pays avec la même formule taurine, seule la France joue la fine bouche. «Nous demandons à l’honorable académie de bien vouloir nous apprendre le bon usage de la langue française», lance la marque en grosses lettres, entre ironie et arrogance. Les consommateurs français sauront-ils apprécier la formule ?
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