Sujet : Westvleteren est dans Libération
La meilleure gorgée de bière ?
C’est un vrai chemin de croix pour qui veut la goûter.
La Westvleteren, sacrée numéro un par les spécialistes, au grand dam des 22 trappistes qui la produisent, ne se vend qu’avec parcimonie.
Une récompense dont se serait bien passée l’abbaye belge.
Par Jean-Pierre Perrin envoyé spécial à Westvleteren
C’est du grand marketing, celui du silence.
Aucune publicité, aucune communication, aucune commercialisation. Juste un chuchotis de bouche à oreille, comme un bruissement léger de feuilles sur un sentier d’automne, à peine un murmure de confession. Et à voir les voitures qui se pressent, du lundi au jeudi inclus, devant l’abbaye cistercienne de Saint-Sixte à Westvleteren, dans cette plaine rase de la Belgique flamande, morose, de boue et de vent, franchement sinistre les jours de pluie, c’est aussi une belle gifle donnée aux disciples du buzz à tout prix.Si l’on vient, parfois de loin, se glisser dans la file des véhicules qui attendent ici, c’est pour une seule raison : acheter la bière que fabriquent les moines. Les bières plutôt, car on en compte de trois sortes, toutes de haute fermentation : une blonde et deux brunes. L’une d’elle, en particulier, qui est un haut sommet dans un pays qui n’en compte aucun : la Trappiste Westvleteren 12. Le Guide des bières ne s’y est pas trompé : la perfection étant de l’ordre du divin, il lui a donné la note la plus approchante, 19/20.
Des bières trappistes, la Belgique en a pourtant à revendre. On connaît la Chimay à étiquette bleue, blanche ou rouge ou l’Orval ou les Rochefort 6, 8 ou 12 que l’on trouve dans les bons supermarchés.
Seules six abbayes belges et hollandaises ont autorité dans la fabrication de ces élixirs. La différence pour les bières de Saint-Sixte, c’est que les moines, s’ils consentent à les vendre, se refusent à les commercialiser - elles ne portent d’ailleurs pas la moindre étiquette. Il faut donc faire le voyage jusqu’à Westvleteren pour l’acheter sur place. Mais avant, il est obligatoire de passer commande par téléphone, de donner le numéro de la plaque d’immatriculation de sa voiture et, comme on ne peut pas se procurer les trois catégories à la fois, de choisir la bière que l’on veut, la blonde ou l’une des brunes. Cela paraît simple mais cela ne l’est pas. En fait, l’aventure relève quasiment de la quête du Graal (1).Point de départ, trouver le numéro de téléphone de l’abbaye.
Facile, il est sur son site Internet. Après, tout se complique. Car, on tombe sur un répondeur qui, en flamand et français, vous réexpédie sans façon sur le site. On recommence pour aboutir au même résultat. Et ainsi de suite, comme une histoire belge qui ne finirait jamais. Mais malheur à ceux qui renoncent : ils n’accéderont jamais à cette bière du paradis, dont certains prétendent que les moines l’ont justement conçue comme une preuve ineffable de l’existence de Dieu. Mais comment ces automobilistes qui patientent devant l’abbaye, comme dans un drive-in, ont-ils fait pour voir leurs vœux exaucés ?
«J’ai téléphoné plus d’une centaine de fois. On a fini par me répondre, explique l’un d’eux, venu de Gand (à environ 70 km) et âgé d’une cinquantaine d’années. Mais ça vaut la peine, ajoute-t-il. On la boit le soir, à la maison, tranquille, un coup la bière, un coup la bouteille de bon vin.»
Un autre, du même âge, raconte que l’un de ses amis vient de renoncer. «Il a passé plus de 300 appels sans résultat. La fois d’avant, il avait été plus chanceux. Ça avait marché dès le troisième appel.»
Un troisième visiteur, qui aime la faire vieillir en cave pour l’avoir «plus sucrée», raconte qu’il a essayé non-stop pendant trois jours d’affilée avant d’obtenir satisfaction. Celle-ci, même lorsque l’abbaye consent à vous donner un jour et une heure pour prendre livraison, n’est jamais immédiate. Il faut souvent compter plusieurs semaines d’attente. Chaque voiture ne peut emporter que trois caisses, soit 72 bouteilles de 33 centilitres. Interdiction absolue d’en faire commerce. «En achetant la Trappiste, vous vous engagez à ne pas la revendre avec une attention lucrative», précise le ticket de caisse.
Une caisse de Westvleteren 12 ne coûte que 36 euros, 26 euros pour la Trappiste blonde, plus la consigne - les moines sont des écologistes avant l’heure. A ce prix, c’est comme si on buvait un vosne-romanée au prix d’un beaujolais nouveau.L’abbaye compte 22 moines âgés de 30 à 97 ans. Leur abbaye, ils la doivent à un ermite qui s’était installé dans ce qui était sinon un désert, en tout cas un nulle part. En 1831, ils commencent à la construire, tâche qui sera achevée vingt ans plus tard. C’est en 1938 qu’ils commencent à produire la bière «pour les ouvriers qui travaillaient là. C’était stipulé dans leur contrat : une pinte par jour. La bière avait l’avantage d’être hygiénique, plus saine que l’eau», explique Marc Bode, qui s’occupe du petit musée de la vie monastique. Une fois l’abbaye terminée, les moines commencent à la vendre alentour. Le phénomène prend de l’ampleur. Au point qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’abbé Gerardus prend la décision d’en limiter la production pour donner plus de place à la quête spirituelle : «Jamais un couvent ne devrait être l’annexe d’une brasserie.»
Sur place, notamment pour ceux qui n’ont pas obtenu de rendez-vous, il est quand même possible de la déguster. Face à l’abbaye, les trappistes ont établi un grand café dont ils ont confié la gestion à une entreprise privée. Ambiance très flamande autour d’un immense arbre de Noël, piqué de roses rouges et blanches : on y vient en famille, tous âges confondus, sans oublier ni les bébés ni les chiens. La blonde, celle que boivent les moines à table, est austère et solide comme la poigne d’un cistercien de stricte observance. La Westvleteren 8 est plus forte mais flirte déjà avec la suavité idéale. Quant à la Westvleteren 12, qui campe allégrement dans les 10,2 degrés, elle tape vite et fort mais avec l’onctuosité d’un haut prélat. Juste un peu d’amertume comme pour rappeler que la vie n’est pas que chimère et une note finale capiteuse et soutenue qui semble promettre aux élus un retour définitif dans le jardin d’Eden. A la première tournée, on se dit que peut-être, à la deuxième que probablement et à la troisième qu’elle est sans aucun doute la meilleure bière du monde.
Jusqu’en 2005, il n’était pas si difficile de se procurer les bières de Saint-Sixte. Mais une catastrophe est survenue le 15 juin de cette année-là, à Austin (Texas), lorsqu’un site spécialisé américain (ratebeer.com) a sacré la Westvleteren 12 «meilleure bière du monde» parmi… 30 000 autres en compétition.
Cette célébrité inattendue, les moines n’en voulaient pas. D’autant moins qu’elle a entraîné la ruée des amateurs de mousse. A commencer par les Anglais, le quotidien The Independent, puis la BBC ayant fait très vite le déplacement.
«Quelle que soit la demande, la production des moines reste la même : 4 800 hectolitres. Ils produisent juste ce qu’il faut pour permettre à la communauté de survivre économiquement et d’aider les pauvres dont ils s’occupent», insiste Marc Bode. Lui aussi regrette ce classement américain dans lequel il voit le début de ce qu’il appelle «le chahut». «Il y avait des files de voitures de deux kilomètres», précise-t-il. C’est ce qui a entraîné les restrictions actuelles, de plus en plus sévères. Rapidement, toutes sortes de combines ont été imaginées pour les contourner. «J’ai même reçu un appel d’une compagnie de taxis de Bruxelles qui me proposait, contre rétribution, d’accepter leurs véhicules comme si c’était des voitures de particuliers.» Depuis le «chahut», le père abbé, qui consentait à des interviews, s’y refuse. Les mails envoyés par Libération sont ainsi restés sans réponse.Sur la place principale de la petite ville voisine de Poperinge, un estaminet, dont on taira le nom par charité chrétienne, propose pourtant les Westvleteren 12, 8 et blonde dans sa liste des consommations. Une offre intrigante puisque sa non-commercialisation est un principe absolu. La patronne ne se fait pourtant pas prier pour la servir. Mais une fois sur la table, on découvre à la place une Saint-Bernardus, une bière certes bonne mais qui n’est ni trappiste ni ne possède la force veloutée de sa concurrente. Un peu gênée, la bistrotière riposte : «C’est qu’on a tellement de mal à en avoir ! Alors, on donne à la place celle-là qu’est pareille.» Une fois la dame éclipsée, deux consommateurs interviennent depuis la table voisine avec ce qui tient du cri du cœur et de l’acte de foi «C’est pas vrai ! Les bières belges sont les meilleures du monde et la meilleure des bières belges c’est la Westvleteren.»
Tout simplement.(1) La «Trappiste Westvleteren» ne peut être achetée qu’après réservation au : 0032 (0) 70 21 00 45.
Site de l’abbaye : http://www.sintsixtus.be/fr/home.htm