Le succès du film de Dany Boon est remarquable : plus d'un quart de la population française, toutes régions et générations confondues, a vu à ce jour cette comédie. Cet engouement est d'autant plus inattendu que l'action se déroule dans le Nord-Pas-de-Calais, une région méconnue dans laquelle - nous enseigne l'oeuvre de fiction - la population autochtone parle une langue distincte du français : le ch'timi. Les clivages centre-périphérie (Paris-province) ou Nord-Sud existent dans la plupart des pays européens.
Ces rivalités régionales renvoient, dans tous les cas nationaux, à une opposition d'une double nature : culturelle et de classe. Dans le cas français, une lecture stéréotypée perçoit le Nord comme une région économiquement défavorisée, à forte densité ouvrière, donc culturellement fruste. Inversement, on associe au Sud le dynamisme économique, un art de vivre supérieur et une population généralement sophistiquée.
Dans ce film, Dany Boon cultive les stéréotypes négatifs à propos du Nord pour démontrer que cette région n'est pas l'enfer décrit par la plupart des Sudistes. Grossissant délibérément les clichés anti-Nord, Boon fait le pari de démythifier la perception négative que l'on a généralement de cette région. La satire produit un effet paradoxal : se conformer aux poncifs sur le Nord pour en révéler la beauté cachée.
Le film aborde le double registre culturel et classiste. Culturel d'abord, avec la mutation dans le Nord du directeur de la poste à Salon-de-Provence (Kad Merad), à la suite d'une faute professionnelle grave (le Nord comme peine de prison symbolique). Cette partie du film épuise le répertoire des représentations fantasmagoriques du Nord. L'intrigue et les gags s'enchaînent de manière prévisible (le pôle Nord, la sonorité grotesque d'un ch'timi largement imaginaire, la laideur des paysages, etc.).
La caricature est le propre de la comédie et appelle le rire (fût-il gras). Cette mise en train fait rire le public, car elle exprime un racisme anti-Nord sans fard, tellement outré qu'il ne peut que susciter l'hilarité de tous. Dans une courte apparition, Michel Galabru illustre jusqu'à l'absurde la représentation fantasmée de l'enfer du Nord.
Le ch'timi est-il l'attribut culturel essentiel des Nordistes ? Rien n'est moins sûr. Seule une minorité de Nordistes parle le patois. Et encore cette pratique est-elle socialement et générationnellement connotée : le français mâtiné de ch'timi est essentiellement pratiqué par les personnes âgées en milieu rural. Il est ainsi invraisemblable que les postiers à Bergues puissent interpeller les usagers du bureau de poste en patois. Le film donne faussement l'impression qu'à Amiens, Calais ou Armentières, les Ch'tis parlent le même patois.
En fait, le ch'timi n'est pas une "langue" unifiée, mais peut varier assez nettement d'une localité à une autre. Le ch'timi relève surtout de la sphère privée, amicale ou familiale, celle de la détente et du loisir. On plaisantera occasionnellement en patois entre amis ou en famille, mais pas sur le lieu de travail. C'est la langue de la transgression, du "mauvais Français", comme l'ont inculqué les instituteurs de la République à des générations d'écoliers. "Ecraser le patois", c'est être "cancre", "inculte". En réalité, ce qui caractérise les Nordistes n'est pas tant le ch'timi qu'un accent régional prononcé et reconnaissable (comme celui des Sudistes).
Le suremploi anachronique du ch'timi dans le film n'est pas fortuit : il permet de souligner à gros traits la nature "accueillante" et "populaire" des Nordistes et de suggérer en même temps qu'ils sont un peu "babaches" (primaires). Non seulement les personnages principaux parlent un patois incompréhensible, mais ils sont aussi laids et obèses (à l'exception d'Anne Marivin, la postière), inactifs ou oisifs et, bien entendu, ont un penchant pour la bouteille. La banderole des supporteurs du PSG était injurieuse, mais elle n'a fait que paraphraser de manière ironique le message que véhicule implicitement le film de Dany Boon. Le scandale qu'elle a provoqué en France peut donc paraître paradoxal, car la source de son inspiration se trouve bien dans cette comédie. La colère du maire socialiste de Lens à cette occasion peut prêter à sourire. Le groupe socialiste de la région Nord-Pas-de-Calais n'a-t-il pas financé à hauteur de 600 000 euros le film de Dany Boon ? Cette décision a d'ailleurs suscité l'incompréhension et la colère d'une grande partie de la population nordiste.
On notera enfin que les principaux personnages travaillent à la poste. S'agit-il d'une promotion d'un service public essentiel et un pied de nez indirect à la rupture néolibérale promise par le sarkozysme ? On peut le comprendre ainsi, mais une lecture antinomique est possible : ces postiers sont des fonctionnaires pépères (des "bringueurs" invétérés), pas très professionnels (Dany Boon en postier alcoolique) ; bref, le Nord que l'on donne à voir ici se conforme à l'imagerie dominante d'une région à la main-d'oeuvre peu qualifiée et peuplée d'assistés sociaux.
Le film dégage un pessimisme social, accentué dans le dénouement de l'histoire : après trois années de purgatoire dans le Nord, le directeur s'en retourne vers le paradis sudiste (en réalité, nombre d'exilés involontaires dans le Nord décident de s'y établir).
Bienvenue chez les Ch'tis est donc une comédie ambiguë. Bien intentionnée, elle campe un Germinal comique, mettant en scène un prolétariat dévoué, mais pas très futé, dans une région économiquement arriérée. Bon gré, mal gré, ce film flatte les principaux poncifs anti-Nord : serait-ce la raison de son succès commercial phénoménal ?
Philippe Marlière est maître de conférences en sciences politiques à l'université de Londres
Le Monde
Article paru dans l'édition du 20.04.08.